La fécondité à toutes les étapes de notre vie
Sr. Lorraine Caza, cnd
5 octobre 2024, chapelle de la Paix, Sanctuaire du Cap-de-la-Madeleine.
Une cinquantaine de personnes appartement aux divers instituts membres de la Conférence étaient présentes. Sr. Lorraine a accepté de nous partager son texte. Nous lui en sommes vivement reconnaissantes.
La femme qui accouche d’un enfant est dite féconde, mais parler de fécondité évoque certainement une réalité beaucoup plus large. On connaît la fécondité dans le monde végétal un champ, un arbre, une plante qui produisent des fruits peuvent sans aucun doute, être dits féconds.. Dans le monde animal, on connaît une fécondité généreuse; dans le monde humain, nous avons déjà évoqué la transmission de la vie, comme une merveilleuse fécondité. Mais, ne faut-il pas également reconnaître et promouvoir la fécondité intellectuelle, la capacité de croître en réflexion, dans le développement et le mûrissement de nos pensées, dans la richesse et l’abondance de nos expressions verbales? Et que dire de toute la dimension affective de l’être. N’y-a-t-il pas là un champ de croissance et de développement incroyable ? Pensons à tout le domaine de nos relations à nous-mêmes, à nos frères et sœurs humains, à toute la création, à l’univers invisible, à Dieu.
Revenons à cette fécondité fondamentale qui fait que nous sommes vivants aujourd’hui. Nous reconnaissons les rôles incomparables joués par nos géniteurs, mais nous savons très bien que bien d’autres types de fécondités ont été à l’œuvre pour que nous soyons devenues les personnes que nous sommes aujourd’hui.
- Quelles personnes ont entouré notre enfance ?
- Sur quels éducateurs et éducatrices avons-nous pu compter ?
- Quels humains ont partagé les mêmes salles de cours ?
- Quels compagnons et compagnes ont coloré nos loisirs ?
- Avons-nous vécu des amitiés signifiantes ?
- Y a-t-il eu des moments lumineux, particulièrement féconds dans l’orientation que notre existence a prise ?
- Dans quel travail, dans quelle profession notre vie adulte nous a-t-elle trouvés ?
- avec quelles passions ?
- Avec quelles responsabilités ?
Plusieurs d’entre nous sont parvenus à l’âge de la retraite. Est-ce que cela a changé quelque chose dans notre perception de la fécondité de notre vie ? Autour de nous, avons-nous été dans l’occasion d’observer des changements importants dans la façon dont se manifeste la fécondité de la vie de chaque personne ?
Dieu dans la fécondité de ma vie. Les paraboles de semence
Comme nous avons faite grande la place de Dieu dans chacune de nos vies, peut-être avons-nous raison de nous poser la question : Le livre de la Parole de Dieu aurait-il des avenues à nous proposer pour mieux creuser la fécondité de nos vies en leurs différentes saisons. Je ne saurais vous dire, en ce moment, pourquoi j’ai emprunté le chemin des paraboles et, en lui, les paraboles touchant le semeur. J’ouvre donc le Nouveau-Testament et je m’arrête à trois textes de Marc 4 : Mc 4 :1-9; 26-29; 30-32.
La parabole qui ouvre le chapitre parle d’une partie de la semence qui tombe au bord du chemin. Au profit des humains, elle est parfaitement inféconde, mais les oiseaux du ciel en profitent. Ne négligeons pas la fécondité de cette partie de la semence pour d’autres que pour des humains. Une seconde partie tombe sur des terrains rocheux. Il n’y a donc pas de profondeur de terre pour alimenter la semence qui sera brûlée, desséchée. Il est donc question de l’importance de la profondeur pour favoriser une fécondité. La troisième partie des graines tombe dans les épines qui étouffent la semence. Un manque d’espace et la présence d’espèces indésirables peuvent donc empêcher la fécondité. Enfin, une partie de la semence tombe en bonne terre. En ma vie, qu’est-ce qui a fourni la bonne terre pour que ma fécondité soit super abondante, donnant du trente, du soixante, du cent pour un ?
Quels noms, quels événements me viennent spontanément à l’esprit comme ayant permis à ma vie de porter de si bons fruits ?
Je trouve particulièrement éclairante pour la relecture de ma vie la parabole que Marc présente aux versets 26-29 de ce même chapitre. Il y est question d’une semence qui pousse toute seule. Que le semeur dorme ou se lève, qu’il fasse nuit ou qu’il fasse jour, la semence germe et pousse sans que le semeur sache comment. Dans ma vie, il y a des nuits et des jours, il y a des périodes où je dors et d’autres où je suis toute attention, toute vigilance. La parabole de Marc m’inviterait-elle à croire en l’action constante de l’Esprit en ma vie, au caractère mystérieux de la fécondité que ma communion au Christ assure.
Le grain de semence a inspiré une autre parabole à Jésus, une parabole considérant la dimension de la semence. Le grain de sénevé est la plus petite de toutes les semences qui sont sur la terre. Une fois en terre, elle monte et devient la plus grande de toutes les plantes potagères. Ses branches sont si grandes que les oiseaux du ciel viennent s’abriter sous ses branches. Quelle fécondité !
- Quels fruits précieux pour assurer un abri à de nombreux oiseaux. Jusqu’à maintenant, qui ma vie a-t-elle protégé?
- Qui ai-je nourri physiquement, intellectuellement, affectivement, spirituellement ?
- Quel temps ai-je consacré à rendre grâce pour cette fécondité de ma vie ?
Je ne veux pas laisser le monde des paraboles sans mentionner un texte qu’on ne trouve pas chez Marc, mais qui est bien présent en Matthieu et en Luc. Il s’agit de la parabole du figuier stérile : le texte matthéen met en lumière la sévérité du maître; celui de Luc insiste sur l’importance de donner du temps à la semence, de développer une patience.
La fécondité de la mission de Jésus
Ma réflexion sur la fécondité de nos vies en ses différentes saisons m’a conduite à l’infinie fécondité de la vie de Jésus en notre chair. Si nous pouvions creuser les facettes de l’Incarnation du Verbe : le temps de Jésus dans le sein de Marie, l’enfance de Jésus à Nazareth avec Marie et Joseph, tous les enseignements de Jésus, les signes éblouissants du pouvoir de son amour s’exprimant en miracles, l’achèvement de sa mission terrestre avec son procès injuste, sa condamnation, sa crucifixion, nous nous trouverions devant un abîme de fécondité.
Avant tout, c’est l’événement de la Résurrection, de la victoire sur la mort de Jésus qui exprime le sommet de la fécondité de cette mission. Creusons-nous suffisamment ce que les quatre témoignages canoniques sur le moment de la mort de Jésus évoquent. Laissons résonner en nos cœurs les 7 paroles de Jésus prononcées sur la croix. Il n’est pas de parole de l’Écriture à laquelle j’aie consacré plus de temps, d’attention, d’amour que l’unique parole que Marc et Matthieu ont retenue : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Invitée par ma sœur Élizabeth et Robert, son époux, et autorisée par le docteur Bernard Laramée qui assistait, à être présente à l’accouchement par Élizabeth de son quatrième, Maxime, je n’ai fait que répéter sans cesse en mon cœur ce mystérieux cri de Jésus, expression d’une si grande déroute, d’un suprême échec ?
Rappelons-nous que ces paroles forment le début du psaume 22(21), qui culmine avec une proclamation du salut de l’humanité d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Dans les jours qui ont suivi, en revenant à ma recherche, j’ai compris que nos 7 paroles du Crucifié n’étaient pas que des paroles d’un mourant, mais qu’elles étaient l’expression de la naissance d’un monde nouveau.
Marc et Matthieu parlait de la naissance du point de vue de la personne qui donne vie. Au moment de mourir, le Jésus de Luc proclame : « Père, pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font », « Aujourd’hui, tu seras avec moi en paradis », « Père, en tes mains, je remets mon esprit » : trois paroles sommet de cet amour de Dieu et du prochain qui expriment l’infinie fécondité de l’Incarnation, qui expriment la naissance du monde nouveau, du point de vue de la personne qui assiste, disant comment accoucher pour que les choses se passent bien.
Dans l’évangile de Jean, sont attribuées à Jésus mourant : « J’ai soif », le « Femme, voici ta mère… voici ton fils » et le « Tout est accompli ». Sommet d’ouverture ultime, naissance du monde nouveau du point de vue du Nouveau-Né. Fin de vie ? bien sûr, mais Naissance d’un monde nouveau. Cette fécondité de la mission de Jésus, l’apôtre Paul en a remarquablement témoigné en 1Co 15, mais qu’en est-il de la fécondité de la vie de Paul lui-même ?
La fécondité de la vie de Paul
Quelle richesse d’informations sur la vie et la mission de Paul dans les ACTES des apôtres. À l’heure de la lapidation d’Étienne, les Actes nous disent que « Les témoins avaient déposé leurs vêtements aux pieds d’un jeune homme appelé Saul …Saul lui approuvait ce meurtre…quant à Saul, il ravageait l’Église; allant de maison en maison,, il en arrachait hommes et femmes et les jetait en prison…(Ac. 7 :58; 8 :1-3). Dans Actes 9, on retrouve « Saul, ne respirant toujours que menaces et carnage à l’égard des disciples du Seigneur, allant trouver le grand-prêtre et lui demandant des lettres pour les synagogues de Damas, afin que s’il y trouvait quelques adeptes de la Voie, hommes ou femmes, il les amenât enchaînés à Jérusalem. Il faisait route et approchait de Damas quand, soudain, une lumière venue du ciel, l’enveloppa de sa clarté. Tombant à terre, il entendit une voix qui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? …Je suis Jésus que tu persécutes… » (Ac 9 :1-30). On sait qu’Actes reprend le récit de la vocation de Paul en Ac 22 :5-16 et en Ac 26 :9-18.
Au tout début de la lettre aux Galates, Paul proclame que c’est d’une révélation de Jésus-Christ qu’il a reçu l’Évangile qu’il annonce. Il rappelle sa conduite antérieure dans le judaïsme alors qu’il persécutait de façon effrénée l’Église de Dieu, mais faisait de tels progrès dans le judaïsme, surpassant des compatriotes de son âge en partisan acharné des traditions de ses pères. Après l’événement de Damas, il précise qu’il est parti pour l’Arabie puis revint à Damas.
Après trois ans, il monte à Jérusalem et passe 15 jours avec Céphas et voit un seul autre apôtre : Jacques, le frère du Seigneur. Il dit être ensuite allé en Syrie et en Cilicie, puis, 14 ans plus tard, être retourné à Jérusalem et prit Barnabé et Tite avec lui. Des communautés ont appris sa conversion et glorifiaient Dieu à son sujet... Les communautés ont reconnu que l’évangélisation des incirconcis lui était confiée comme celle des circoncis était confiée à Pierre. Paul est fier d’annoncer que Jacques, Céphas et Jean, ces notables, ces colonnes, tendent la main à Paul, Barnabé et Tite en signe de communion, les envoient aux païens en leur demandant seulement de songer aux pauvres, Paul rappellera aussi qu’il s’est opposé à Céphas lorsque ce dernier s’est tenu à l’écart par peur des circoncis. Les Actes présentent les trois voyages de Paul (Ac15 :36-18 :22 (2è); Ac 18-23-21 :17) (3è), son arrestation à Jérusalem (21 : 27- 23 : 22) , son séjour à Césarée de Palestine (Ac 23 : 23-26 : 32).
À l’automne de 60, Paul est envoyé à Rome sous escorte (Ac 28 :30). Il meurt martyr en 67. Les lettres aux Thessaloniciens seraient ses premières lettres et Éphésiens nous laisserait la suprême contemplation de Paul sur le mystère de l’Église. Quel parcours que celui de Paul, quelle fécondité incroyable d’une vie de contrastes le menant à un attachement sans mesure pour l’Évangile de Jésus-Christ.
Pour moi, la lettre aux Philippiens dit merveilleusement la fécondité de Paul.
« Circoncis dès le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu, fils d’hébreu; quant à la Loi, un pharisien, quant au zèle, un persécuteur de l’Église; quant à la justice que peut donner la Loi, un homme irréprochable. Mais tous ces avantages dont j’étais pourvu, je les ai tenus pour un désavantage, à cause du Christ. Bien plus, je tiens tout désormais pour désavantageux au prix du gain suréminent qu’est la connaissance de Christ Jésus mon Seigneur. Pour lui, j’ai accepté de tout perdre, je regarde tout comme déchets afin de gagner le Christ et d’être trouvé en lui, n’ayant plus ma justice à moi, celle qui vient de la Loi, mais la justice par la foi au Christ, celle qui vient de Dieu et s’appuie sur la foi; le connaître Lui, avec la puissance de sa Résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conformes dans la mort, afin de parvenir si possible à ressusciter d’entre les morts. Non que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait; mais je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été moi-même par le Christ Jésus. Non, frères, je ne me flatte point d’avoir déjà saisi : je dis seulement ceci : oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus. Nous tous qui sommes des parfaits, c’est ainsi qu’il nous faut penser et si sur quelque point, vous pensez différemment, là encore Dieu vous éclairera ». (Ph 3 :6-16)
La fécondité de la vie de Serge
J’ai rencontré Serge lorsque j’ai animé une retraite pour les prisonniers de Port-Cartier, la semaine sainte 1990. Il servait une sentence à vie, mais manifestait une grande qualité humaine. À la fin de la rencontre du vendredi-saint, (22h00), il est venu me remercier de mes interventions et m’annoncer qu’il ne serait pas présent, pour la soirée du samedi-saint, car il avait obtenu ce que l’on appelle « le privilège de la roulotte », son épouse et ses enfants pouvant passer ces heures avec lui. Il m’a cependant invitée à me joindre à la famille pour un café au midi de Pâques. Des années ont passé. Alors que j’étais responsable générale de la CND, lors d’une rencontre avec Sœur Marie-Rose Létourneau, cette dernière m’a dit qu’elle visitait la prison à Montréal. Elle reçut un jour cette lettre de Serge intitulée par lui : « Dieu existe; je l’ai rencontré ». C’est ce coin de la fécondité de l’itinéraire de cet homme que j’aimerais partager avec vous.
Lettre de Serge à Sœur Marie-Rose Létourneau, CND, écrite en 1992, et que Sœur Marie-Rose m’a partagée. Par discrétion, je ne cite que quelques lignes de cette lettre :
« Lorsque après une tentative de suicide, j’ai ressenti la main de mon épouse et entendu de sa bouche : « je t’aime », c’était la présence de Dieu. Lorsque j’ai écrasé en entrant dans le milieu carcéral, c’est un détenu qui m’a dit : « Tu n’as pas à avoir peur. J’ai aussi fait des fautes », c’était Dieu. Un jour, un bénévole qui écoutait mon partage sur la Parole de Dieu me dit : « Ne garde pas ta lumière pour toi seul », c’était aussi le visage de Dieu. Quand j’ai vu ce gardien de prison qui me regardait pour une dernière fois, les yeux pleins d’eau alors qu’enchaîné, nous partions en exil sur la côte-nord, c’était le visage de Dieu. Mille et une occasions depuis. Dieu se manifeste sans embrouille, il est là dans ces lettres que je reçois, dans ces appels téléphoniques, dans ces regards de tous les jours… »
Ce que je veux partager, aujourd’hui, de la fécondité de ma vie, ces dernières années.
Quand je pense aux premières années de ma vie, aux mille apprentissages, à toutes les relations qui se tissent, c’est surtout à la fécondité de ceux et celles qui m’ont entourée que je pense. Pourtant, déjà, j’ai pu communiquer de la vie par mon être, par mes gestes, par mes paroles. Je pourrais ne pas oublier complètement les années de mon éducation scolaire, les amitiés, où j’ai pu donner, mais d’abord, recevoir tant de la richesse des gens que j’ai connus.
Puis il y a eu ce long pan de vie où à travers les études et les recherches, l’enseignement, les accompagnements, les responsabilités de toutes sortes, j’ai pu communiquer de la vie, et toujours d’abord en recevoir des autres. Aujourd’hui, j’ai 89 ans. Je n’ai certainement plus la vitalité d’il y a 40, 50 ans, est-ce à dire que ma fécondité est nulle ? J’aime croire que j’ai acquis une certaine sagesse au long de mes expériences de vie et que je dois être attentive à la manière dont je puis la partager maintenant.
L’heure est aussi venue pour moi de relire ma vie et d’exprimer encore et toujours ma reconnaissance pour toute la vie reçue, de replacer dans ma mémoire tous les visages qui ont nourri ma vie. Je suis encore active, mais le rythme de mes activités, de mes responsabilités n’est pas le même. Le temps est donc particulièrement propice à la contemplation.
Ai-je suffisamment porté attention aux beautés de la nature au long des ans et des saisons ? Ai-je noté les qualités particulières de telle personne de mon entourage ? Ai-je élargi l’espace de ma tente autant que je l’aurais dû ? Socialement, politiquement, ai-je été allumée comme il aurait fallu ? Ai-je été attentive à tant d’engagements autour de moi ? Ma vie a été consacrée à Dieu de façon toute spéciale. Est-ce que j’ai donné toute l’attention souhaitée à la prière, à l’approfondissement de la Parole de Dieu, à l’ensemble de la vie ecclésiale ? Est-ce que j’ai permis à d’autres de me parler de Dieu par leurs gestes plus encore que par leurs paroles ? Est-ce que je regarde en avant ? Quels sont mes rêves pour ma vie, pour l’avenir de mon Institut, pour l’Église de demain, pour le monde de demain ?
LES DEUX QUESTIONS à approfondir :
1. Si j’avais à faire mon éloge funèbre, qu’est-ce que je voudrais noter plus que tout de la fécondité de ma vie ?
2. Quand je pense aux personnes qui m’ont entourée, quel plus grand témoignage de fécondité ne voudrais-je jamais oublier de mentionner ?